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Article de Claude Vigée (Paris, mars 2003) sur Le Piano à quatre mains:

Seuls les enfants sont vivants et dansent

Weh, ach wehe, mein Kind !

Quand sonne l’heure de la prise de conscience, comment faire face aux traumatismes occultés de l’enfance ? Michèle Finck répond à cet appel secret du cœur par un ensemble de poèmes qui renvoient à l’œuvre peint et photographié de Laury Aime. Le piano à quatre mains conjugue, dans une suite de textes lyriques agencés comme les voix d’un contrepoint, le jeu océanique des vagues échouées sur le sable et celui, tout aérien, des paroles humaines devenues semblables, dans le rêve éveillé du poète, au bouillonnement incessant de l’écume sur la crête du ressac.A la fois " sculpteur de sable et sculpteur d’écume ", le poète à l’affût tend l’oreille vers le grondement lointain de l’espace, qui répercute celui de son âme entravée, puis entraînée dans un même élan cosmique vers l’horizon d’une parole musicienne à jamais inatteignable ici-bas : " C’est cela, sculpter l’écume (…) écouter, écouter jusqu’à ce que l’on voie se faire et se défaire des mondes ".

Vécue en même temps sur le plan de l’autobiographie et de l’obsession mythique hallucinatoire, l’angoisse liée dès l’origine à l’auscultation comme à la profération des mots défendus, depuis toujours déjà hors d’atteinte, s’exprime dans la bouleversante Lettre à Elise, - cette aïeule étrangère interdite de parole, (sa propre langue allemande), à laquelle on enjoignait : " Tais-toi. Ne parle pas à l’enfant en allemand ". Face à ce mur du non-dit, malgré son rire innocent, nourri d’incompréhension première, l’enfant a vite trouvé auprès de cette aïeule muette, à la fois présente et absente, l’enseignement décisif du silence qui va sceller également, plus tard, son rapport difficile à sa propre parole ; face à cette Elisabeth " Eglisevide ", " elle apprenait à aimer la façon qu’ont les êtres de se taire ". Difficile et périlleuse éducation, que celle d’un poète encore à naître, au sein de cet univers langagier scellé par le tabou. Tout comme l’aïeule taciturne, s’est tu longtemps en profondeur, jusqu’à ce que les quatre mains magiciennes des amants viennent le réveiller enfin de son sommeil musical forcé, " un piano mat d’ébène massif ", " toujours fermé ", - " pas de mots " -, l’unique héritage spirituel laissé à l’enfant désemparée, qui " comprenait obscurément que le piano lui reviendrait après la mort de la vieille femme ".

A partir de ce poème-clef, véritable point tournant du recueil, la thématique du chant se développera autour du rêve obsédant du piano fermé, noir et trapu. La voix du poète identifie la matière même de l’instrument, hérité de l’aïeule mutique, aux sonorités caressantes, tout en clair-obscur du mot piano, aux inflexions italiennes, riches de mélodies feutrées. Piano : sépulcre clos refermé sur les morts anciens ; coffre de nuit peuplé d’invisibles momies sans voix ni paroles ; sarcophage imaginaire exhumé d’une Egypte immémoriale où les défunts attendent l’instant inouï de la remontée à la clarté matinale, dans un éblouissement où se rejoindraient là-haut le sable terrestre et l’écume marine, sur la plage immense battue par les vents du large. Dans ce rêve éveillé perpétuel, le piano évoque soudain le " petit violon " englouti qui est, lui aussi " entré dans la pierre " mère souterraine, où il mène une existence larvaire, ambiguë, de chanteur étouffé, à la fois vibrant et muet.

Quatre mains amies courent sur les touches silencieuses du piano onirique : celles du poète, " musiciennes du silence ", et celle du peintre. Celui-ci a tenté de ressusciter à sa manière les ombres funèbres en couvrant de lignes sinueuses et de couleurs les parois sombres de l’instrument ancien. Il charge comme d’autant d’hiéroglyphes lumineux les cloisons obscures du piano de mémoire. Comme le grand vaisseau de bois noir, la maison des amants qui s’étreignent sur leur couche ne rayonne et ne résonne que dans leur intériorité seule : " Etre soi-même le ciel au-dessus et le piano alentour ! " Hélas, " ‘on ne peut construire cette maison qu’avec des mots !’. Quels mots ? Des années passent durant lesquelles je cherche les mots et pleure des pierres (…) ".  Le poème associe cette souffrance intime à l’histoire tragique d’une héroïne médiévale, Pia dei Tolomei, et à celle de son bourreau, l’amant jaloux Nello, qui la séquestre loin de Sienne, jusqu’à sa mort, derrière les murs sinistres du château de Maremme. Tout espoir de vraie vie est-il donc perdu d’avance ?

Pourtant le miracle s’accomplit, lorsque au jeu douloureux mais inlassable des mains solitaires, tisserandes " des générations passées et à venir ", frappant sans relâche sur les touches d’ivoire rigides, noires et blanches, s’ajoute soudain la caresse du peintre-amant, dont le pinceau illumine la grotte d’ébène obscure, la " bocca della verità ", sous laquelle dormait la musicienne " à même le sol ". Désormais " le piano fut son livre d’heures ; il l’enlumina (…) Il ouvrit le couvercle et peignit l’intérieur (…) Les morts, depuis si longtemps en attente de momification au fond du piano, s’apaisèrent un peu, embaumés par chaque touche du pinceau. "  Comme dans un conte oriental merveilleux, par la grâce de cette alliance retrouvée, " difficile de dire quelles étaient les mains qui peignaient et quelles étaient celles qui jouaient. Elles étaient toutes quatre en fleur, multicolores, brodées vivantes sur les lèvres tremblantes du temps ". A force d’attente et de complicité fervente, le jour viendrait peut-être, " qui sait, où les momies à l’intérieur du piano se mettraient elles aussi à peindre et à jouer – mais quoi, mais quoi ? "

Comme pour exorciser le doute caché au cœur de cette question, à la griserie intime de l’ouïe et du regard réconciliés répond dans l’espace terrestre reconquis, l’écho de mille voix ailées, fusant de tous côtés, telles autant de clameurs célestes : " Des voix inouïes sortent de nos gorges comme si nous étions devenus oiseaux. Et nous volons au-dessus du vitrail de la mer… ". Tissées dans la trame de cette vaste polyphonie du souffle, où se marient les rumeurs de l’air avec celles de la mer, parole et vision se rejoignent. Elles s’appellent, elles s’enchâssent amoureusement, " pour faire de deux musiques une seule " : l’explosion unique de la lumière et du chant divinement articulés, arrachés ensemble aux ténèbres sépulcrales. À la fin, " seuls les enfants  sont vivants et dansent (…) comme s’ils étaient toujours prêts à prendre la mer ou le ciel ".

Ce recueil, Le piano à quatre mains, existe sous forme de CD audio (+ livret quadrilingue) et de CD rom (avec 476 photos du piano peint par Laury Aime) aux éditions Udnie-Lorimage (32, rue Pierre Nicole 75005 Paris).

 

Claude Vigée

(Paris, mars 2003)

 



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Révision : 12 juillet 2004