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LE THEOREME

ETUDE SUR LE PIANO A QUATRE MAINS 01 : POEMES DE MICHELE FINCK SUR CD AUDIO ET CD ROM

par Emmanuelle ROUSSELOT

  Ecouter, lire, regarder Le Piano à quatre mains, c’est éveiller ses sens et sa tête à la possibilité d’une étroite et féconde correspondance entre les sons, les mots et les touches picturales : " Difficile de dire quelles étaient les mains qui peignaient et quelles étaient celles qui jouaient ". Sur l’auréole blanche du CD, sont dessinées ces mains qui ont peint, joué et écrit : mains superposées de Laury Aime et de Michèle Finck.

   Par ce Verbe sensoriel et intellectuel, c’est aussi apprendre à entendre des voix portant les mots au-delà de la frontière des langues 02. Correspondances entre les arts, lectures à haute voix des poèmes de Michèle Finck, traductions : l’œuvre est là, à part entière, recherchant l’art complet, belle, ouverte et audacieuse.

   Mais il ne suffit pas de jouer, de peindre, d’écrire, d’écouter, de lire, de regarder. Il faut " Etre piano ou hurler/A même le sol ", " Etre soi-même le ciel au-dessus et le piano alentour ". Etre et inciter à être : l’enjeu des poèmes et de l’œuvre rejoint le théorème de l’être, en sa mort et en sa vie 03. Examinons-le en traversant cette " matière et chair " condensée en poèsie. Un théorème se dessine, sachant que l’étymologie du mot renvoie justement à l’examen et à l’observation des choses. Et le premier théorème est de se connaître soi-même, voire d’observer ainsi le dieu et d’écouter " la voix de Dieu " 04, disque ou CD. Alors écoutons, contemplons, examinons le CD théorème en son spectacle complet où apparaît une trinité de l’être en lutte.

1. Le lisse

   Dans l’univers poétique de Michèle Finck, glisse un uni onirique, un espace piano, tranquille et doux, espace de " conte " et de " boule de cristal ", espace lisse qui lisse nos têtes. Les personnages n’ont pas d’âge, ils sont anges : ils caressent, ils glissent, ils effacent, ils bercent, ils passent. Les surfaces aident à l’accomplissement de ces verbes en donnant au piano sa dimension géométrique et étymologique puisque ce mot est issu du latin " planus " qui signifie " plan " : ainsi la " plage ", la " peau ", les " omoplates ", les " palais ", la " banquise ", le " ciel ", la " voie lactée " offrent des espaces plans, polis, lisses où il est possible de glisser " comme un peu de savon ". Les matières mettent entre les mains " mica " et " neiges éternelles ", impalpables nuages, insaisissable sable, une arène lisse d’immatérielle lumière. Les saveurs elles-mêmes se font de plus en plus fines, de plus en plus divines comme cette suite de plats dégustés sur la plage. Lu sur le mode piano, ce passage unit sur quelques lignes de prose poétique l’instrument de musique et le pupitre de commande d’un restaurant céleste : " jus de ciel, tartes d’ombres, galettes de nuage (…) sablés de plume au cri de mouette, thé d’écume, liqueur de vol de libellules, alcool de rumeur, de vent ou de vague ". Des rimes internes et des répétitions de mêmes sons font couler les mots dans la voix qui les lit et les lie. Tout semble dissuader la prise et inciter à lâcher prise, à laisser passer, à se laisser glisser comme cette pianiste dans " Bocca della verità " : " elle jouait jusqu’à ce que ses mains sur les touches cessent de lui appartenir et que, tout à fait anonymes, elles travaillent, sans hâte, au rouet des générations passées et à venir ".

   Mais le lisse, le poli, l’uni peut être aussi la meilleure défense, le bouclier, le rempart n’offrant aucune prise, voire même le brillant de glace de l’arme parfaite, ou l’arène unie où les vers dressent, en ce théorème-thêatre de l’être, un univers en lutte, au plus imperceptible : " il explora l’infinitésimal, l’intervalle ", ce qui se hérisse sur la peau de l’uni mis en vers. Cherchons les prises sur cette face.

2. L’épineux

   Au delà de l’apparent inerne, une série d’épines hérisse l’écriture dès le début du conte inaugural : " Adossée à l’échine écaillée de la côte ligure ". La colonne vertébrale du personnage, son épine dorsale 05, trouve appui contre l’autre échine du paysage portant le même nom qu’un os du corps humain lui-même articulé à la colonne vertébrale. L’adjectif " écaillée " ajoute à cette succession d’épines le caractère coriace de ces lamelles-écailles qui composent des armures. Sous l’apparence lisse, une armure se hérisse. En poursuivant l’exploration, les surfaces poétiques se révèlent bardées des aspérités les plus extrêmes et les plus dangereuses : " tessons ", " miroirs ébréchés ", " barbelé arraché ", " poignard ", " ongles "… L’épine s’avère être à la fois plaie et pilier. Elle écorche le bonheur et engendre la douleur mais, par son entaille, il est possible de toucher les entrailles de l’être, d’accéder à la colonne du sens : "cette unique longue phrase (…) son entaille, l’enfant ne l’a pas comprise et l’a écartée d’un revers de rire " ; " Il lui avait fallu des années pour la tailler dans sa chair " ;" Ma main fouette (…) Et leur prête ses doigts, ses dents, son poignard " ; " Un ciel à couper au couteau ". Ces extraits ont en commun de présenter la plaie comme un but à atteindre ou à ne pas manquer. Il convient de ne pas écarter la douleur, la rudesse ou l’anxiété car " Il fallait l’anxiété de l’amour pour distinguer un bruit aussi léger ". Cette phrase est la dernière prononcée avant la lecture en langue étrangère des poèmes. Elle formule un ultime devoir de distinction. Celui-ci passe par l’épreuve de l’épineux qui est l’épreuve même de la condition humaine. Il s’agit de tailler, de sculpter, de chercher le peu qui peut être sauvé dans le temps, l’espace, l’âme ou la foule. Passage par le douloureux " ne...que " qui signe la finitude : " La mer a l’éternité devant elle et je n’ai que le temps ". Exploration du dehors par le creux sélectif de l’oreille, de la bouche, de la gorge mais aussi par la percée à coups de bras : " Nous traverserons le ciel et la mer/Plus vivants à chaque brasse ". Lucidité qui sait pointer du doigt " quelques pelures d’âmes ", qui sait distinguer le " nous " et " la plupart des convives ", et qui sait profiter des rares temps et lieux propices à la création : " Ils ont quelques heures de lumière devant eux pour rapporter des amphore, ou des poèmes ". Ces cruelles sélections associent l’épineux au lumineux. Le poète Gustave Roud notait dans son Journal " Qu’il faut être au plus aigu de soi-même pour goûter les poses d’illuminations ! 06. Au mot à mot, dans les poèmes de Michèle Finck, les deux qualités se lient : " stalactites de clarté ", " lacérés de lumière ", " écorchées de couleurs ". L’ange lisse est en fait un être de lumière qui se doit de manier l’épée comme l’archange Saint Michel ou comme " l’ange Claudio Arrau qui découpe/Dans sa chair l’aile qui nous manque "

   Alors, en cette lutte d’anges, se préparent des tremblements de vie, où se fissure l’être.

3. Les séismes

       " Descente de plusieurs mètres sous (…) La sonorité en son soubassement (…) Des mottes de terre sortent (…) La concrétion (…) arrachée (…) une lave ". Tout désigne ici une irruption volcanique, un tremblement de terre. Les vers de Michèle Finck dédiés au pianiste Claudio Arrau ont été comme creusés dans ce sol qu’André Tubeuf mentionne dès la première page de son livre : " Il vient des Andes, un sol à séismes " 07

Les sons que Claudio Arrau fait jaillir de son piano sont comme extraits de cette terre qui l’a vu naître. La secousse est consubstentielle à sa naissance, il l’offre à son auditoire comme une possible renaissance : être un soi à séismes !

    Dans Le Piano de Michèle Finck et de Laury Aime, vibre de même le don du séisme.

    Quand apparaissent à l’écran les détails des peintures réalisées sur l’instrument de musique, l’œil pénètre les surfaces rugueuses où les coups de pinceau font tourbillonner la matière, l’ébranlent dans tous les sens. Le piano est peu présenté dans son ensemble car " Miniaturiste il explora l’infinitésimal, l’intervalle et l’invisible ". Les traces de l’artiste, visualisées de manière macroscopique, témoignent de ces explorations, voyages de deux années sur la surface du piano devenue, sous les touches d’un créateur, écorce d’un monde nouveau, travaillé et traversé par des failles dont il reste à rechercher la portée sismique. Dans un texte sur " The Renaissance and Order ", William Kooning écrit : " Plus la peinture évoluait (…) plus elle se mettait à trembler d’émotion. Et on s’est aperçu très vite que, pour cela, il fallait des milliers et des milliers de coups de pinceau " 08. A coups de mots et de voix, les poèmes de Michèle Finck ébranlent de même le sens.

    La logique du désastre préside à l’ordonnancement du monde : " port enseveli ", " natale et naufragée ", " se faire et se défaire des mondes ", " Sienne me fit. La Maremme me défit ", " chaque fois que (…) je suis déçue " 09. Une perte menace l’être : " Est perdu qui n’a plus de pleurs pour un son mort ". L’appel est sans appel, la leçon absolue. A la logique du monde s’opposent les séismes du soi. Don des larmes et sacrifice : " Il faut tout leur livrer et rouler avec eux dans le peu de terre " ; humble et utopique requête : " N’est-il pas un peu de foudre venue / D’une galaxie future pour nous guérir ? " ; colère et ultimatum : " Quand un son juste aura-t-il enfin force / De nécessité ? Etre piano ou hurler / A même le sol " ; basculement de vie subit et sans retour possible au même : " Un jour, elle ne supporta plus le que le piano soit noir. Elle cessa brusquement de jouer " ; mise à jour de la loi d’amour : " Tout commence, je crois, lorsque je découvre que j’aime les mots à l’égal des sons. Que les mots s’ouvrent en leur milieu comme un os ". Le " tout " dépend d’un " je ". Une rime interne lie " découvre à " s’ouvre " : entre les deux s’est opérée la genèse d’un " j’aime " et la force d’une Renaissance. On entend bien sûr, derrière la brisure de l’os, la moelle rabelaisienne. Mais la loi du séisme renverse les hiérarchies : le " je " accède à l’enseignement des maîtres non par imposition univoque mais par découverte personnelle et sismique d’un sens au prix risqué d’une destruction : " Il y avait qu’il fallait détruire, et détruire, et détruire / Il y avait que le salut est à ce prix 10 ". Alors le séisme abolit le temps et fait se rejoindre la préhistoire de l’os et le futur du sens. L’ange a ainsi permis que les choses changent. Il va pouvoir regagner pour un temps les paradis lisses mais toujours son aile aiguë reste au service des séismes : " J’ai lutté "   est ce qui demeure.

    " Tout ange est terrible " 11 : la traversée, trop brève, et trop limitée à l’aspect littéraire, de cette œuvre fait jaillir l’incipit de Rilke. Quelque chose de terrible se cache effectivement sous l’auréole lisse du Piano à quatre mains. Tout le théâtre de l’être s’y joue en ce peu de mots, en ces " mottes " de mots : " l’être et langage partagent le même destin " 12 confirme la voix desforestienne. La profusion de la chair se noue aux barbelés de l’os brisé. Le dieu se lève, son univers est lisse, mais la ronce se hérisse où tremble le séisme du verbe : " Sur les écailles ternes de la voix, quelques pépites en reliquat sont la brisure d’une douleur, l’arête vive, toutefois sur la masse d’un tumulte apaisé " 13. Le piano " lourd comme une coque de navire " vogue sur l’ébranlement des eaux où chaque pointe acérée peut être l’éperon mortel d’un récif, ou le môle d’un port.

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01. Editions Udnie-Lorimage 2002 : www.lorimage.com

02. Poèmes traduits en anglais par Mary-Ann Caws, en italien par Fabio Scotto, en allemand par Angèle et Adrien Finck. Poèmes lus en français et en anglais par Michèle Finck, en italien par Laury Granier, en allemand par Angèle et Adrien Finck.

03. " il comprit que le piano était un sarcophage et il retrouva, pour le peindre, l’art pictural des sarcophages de l’ancienne Egypte ". Par un système d’équivalence, " être piano " c’est " être sarcophage ". Or, dans la pensée égyptienne, le sarcophage est tout autant maison des morts et maison de vie. (A.C. Carpisea. Merveilleuse Egypte des Pharaons, traduit par Micheline Gille, Inter-livre, Copyright 1993, p.108 by Casa Editrice Bonechi, Florence, Italie)

04. Yves BONNEFOY raconte avoir entendu " la voix de Dieu ". Mais, après une mise à la ligne, le texte se poursuit ainsi : " Je revois l’électrophone sur cette table, et le disque enfin arrêté, que quelqu’un a pris en main, examine ".  " Sept feux ", N°2, L’Improbable et autres essais, Gallimard, folio essais, 1992, p. 334

05. Dans les symboles sacrés égyptiens, existe le Djed, " épine dorsale d’Osiris ", siège du fluide vital. (A.C. CARPICECI, Merveilleuse Egypte des Pharaons, op.cit p.27)

06. G. ROUD. Journal, Editions Bertil Galland, Préface de Philippe Jaccottet, Vevey, 1982, p. 147

07. A. TUBEUF, Appassionata , Claudio Arrau prodige, dandy, visionnaire, Nil éditions, Paris, 2003, p. 9

08. Willem de Kooning, " The Renaissance and Order ", Transformation, vol I, 1951, p. 86. Cité dans La trace de l’artiste Léonard et Titien de David Rosand, Gallimard, coll " art et artistes ", traduit par Jeanne Bouniort, 1993, p. 123

09. La formulation de cette déception fait hausser le ton de la voix de Michèle Finck qui devient alors cassante. Une colère sourd pour prononcer ces mots : " rien sur cette plage que des vacanciers montés sur les roides échasses de leur corps qui se démaillent d’années en années comme des tricots trop portés (si peu oiseaux, ces corps, si privés d’ailes, qu’on a peine à croire qu’il y ait quelqu’un pour souhaiter la résurrection des êtres dans leurs chairs "). La voix fait écouter le grondement au loin des colères sismiques en peine du salut de l’être.

10. Y. BONNEFOY, Poèmes, Poésie/Gallimard, 1982, p. 139.

11. R.M. RILKE, " deuxième élégie de Duino ", Les Elégies de Duino Les sonnets à Orphée, traduit de l’allemand par Armel Guerne, édition bilingue, Editions du Seuil pour la traduction française, 1972, p. 19.

12. L.R. des FORETS, Les poèmes de Samuel Wood, Fata Morgana, Montpellier, 1988, p. 34

13.D. KLEBANER, L’art du peu, Le Chemin nrf Gallimard, 1983, pp. 49-50.

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Révision : 04 octobre 2003